J’ai été contactée par un lecteur, qui m’a demandé de chercher des informations sur le passé d’une adresse bien précise : le 45 boulevard Victor Hugo. Derrière la devanture mansardée et discrète, s’est déroulée la trame d’une histoire riche et fournie.
Le boulevard Victor Hugo suit le tracé d’une voie ancienne, la Route des Princes, qui fut ouverte en 1724. Renommée ensuite Route de la Révolte, du fait de soulèvements survenus à l’époque, elle était utilisée par le roi Louis XV pour se rendre discrètement du château de Versailles à l’abbaye royale de Saint Denis. C’est d’ailleurs le chemin qu’empruntera le carosse transportant son cercueil en la basilique de Saint Denis, bien des années plus tard. Les clichois d’alors se massèrent le long des arbres plantés autour de l’artère, pour huer leur monarque (Louis XV était fort impopulaire) emporté par la petite vérole…
Distillerie Charles Lainé
En 1860, le nom de boulevard de la Révolte est donné. Puis, en 1885, il prends le nom de boulevard Victor Hugo lors du décès du célèbre écrivain. Les modestes maisons qui le bordaient laissent place à des immeubles et à des hangars. En 1879, la maison Charles Lainé est fondée. Elle est spécialisée en « importation de vins fins, liqueurs, spiritueux et bières anglaises ». Mais elle est également « agent » et « dépôt » pour Paris et la France des cognacs Martell. Si ses bureaux se situent au 59 rue Dulong, à Paris 17ème, ses entrepôts, quant à eux, occupent le boulevard Victor Hugo, à Clichy.
Chaque jour, la valse des charettes est soutenue : les tonneaux arrivent pour être stoqués dans les chais ; tandis que les commandes des clients de la France entière sont expédiées et acheminées vers les gares pour partir par le train. J’ai pu dénicher quelques factures de cette époque, allant de 1895 à 1926, qui montrent des transactions portant sur des bouteilles de chartreuse, de champagne et de divers cépages de vin comme Chablis et Sauternes, par exemple. L’adresse clichoise indiquée sur ces documents est le 89 boulevard Victor Hugo, mais… on ne trouve là qu’un bel immeuble d’habitations, qui était déjà là en 1900, du reste, comme me l’ont confirmé des photographies d’époque. Pas de boutique, ni de lieu de stockage possible donc, au n°89.
Du 89 au 45
Puis, la maison change de nom, certainement suite à un décès ou à un rachat. Dès 1922, l’annuaire Didot-Bottin fait apparaître un « Durand & Lafarie » au 89 boulevard Victor Hugo, à Clichy (ainsi qu’au 59 rue Dulong à Paris) qui est « fabriquant de liqueurs à base de Cognac » mais aussi vendeur de « vins fins d’Italie, d’Espagne, de Portugal, de Madère, etc ». Puis, en 1926, la revue Le Sommelier indique que le 59 rue Dulong est occupé par « Lafarie & Cie ». En mars 1932, la « liste complémentaire des conseillers du commerce extérieur pour la France » comprend un Gabriel Lafarie, négociant en vins, domicilé au 89 boulevard Victor Hugo. Du 89 au 45 il n’y a qu’un pas… qui peut s’expliquer par de nombreuses raisons (renumérotation du boulevard, comme ce fut déjà le cas pour le boulevard Jean Jaurès en 1925, déplacement de siège social, etc).
Le 8 juillet 1935, la maison change à nouveau de nom, pour devenir les Etablissements Lafarie, et l’adresse qui nous intéresse apparaît, comme l’indique l’annonce légale suivante que j’ai pu retrouver aux archives commerciales : « Clichy, Formation, Société Etablissements Lafarie, 45 boulevard Victor Hugo, Cession de parts, J.S.S. ». L’activité reste la même : le commerce de boissons alcoolisées de provenances internationales, et la distribution des cognacs Martell.
Famille Lafarie
J’ai réussi à retrouver un catalogue d’une vingtaine de pages datant de 1938 montrant les prix et l’impressionnante étendue des références proposées. Le document donne quelques indications sur le fonctionnement de la distillerie, comme par exemple le calendrier hebdomadaire des livraisons en banlieue, et l’indication que le lundi était le jour de fermeture. La gare ferroviaire de prédilection pour les envois et retours est celle de « Saint-Ouen-les-Docks ». La petite brochure a, sans surprise, été imprimée par l’incontournable imprimerie clichoise Paul Dupont (dont je vous parlais ici, et dont je vous reparlerai encore).
Pour la petite histoire, Gabriel Lafarie, patron de la distillerie, a eu un fils, Georges, né en 1900. Celui-ci connut des moments tourmentés : marié en 1925 à la fille du Consul de Suède, il fut impliqué en 1927 dans un violent accident de voiture : il perdit en effet le contrôle de son véhicule, à Puteaux, et renversa alors un homme de 58 ans qui fut projeté sous un tramway et succomba à ses blessures… comme m’en informèrent des coupures de presse de l’époque découvertes aux archives nationales.
J’ai retrouvé quelques factures émises par les établissements Lafarie chez des brocanteurs, la plus récente date de mars 1953. A partir de là, je perd complètement la trace de cette maison, je n’ai pas réussi à mettre la main sur un avis de dépôt de bilan ou de liquidation, si bien que je ne sais pas exactement quand et pourquoi elle a cessé son activité.
Je sais en revanche qu’elle a été remplacée, au 45 boulevard Victor Hugo, par une « entreprise de peinture et vitrerie », la maison Thomas & Harrison (dont j’ai pu retrouver un pin’s chez un brocanteur !). Cet établissement était, en 1922, selon le Didot-Bottin, situé au 66 rue de la Condamine (Paris 17ème). Mais j’ai réussi à débusquer aux archives nationales une publicité de 1966 le situant à l’adresse qui nous intéresse (voir ci-dessous) ! Et le greffe du tribunal de commerce m’a confirmé cette information.
Par ailleurs, le Bulletin Municipal Officiel de la Ville de Paris daté du 1er janvier 1957 mentionne des résultats d’adjudications et l’attribution de marchés de rénovation d’immeubles insalubres. Un lot fut attribué à la « société Thomas & Harrison 45 boulevard Victor Hugo à Clichy » pour un « prix forfaitaire de 16.685.000 francs ». Les établissements Lafarie ont donc disparu entre 1953 et 1957.
Thomas & Harrison S.A. est toujours domicilée à Clichy, désormais au 8 rue Gustave Eiffel, mais se trouve depuis 2014 en liquidation judiciaire (malgré un chiffre d’affaire d’environ 8 millions d’euros en 2012). D’après le greffe du tribunal de commerce, elle aurait occupé les locaux du 45 boulevard Victor Hugo jusqu’en 2003.
C’est justement cette année là que Stéphane Foucher, l’actuel propriétaire, a posé les valises de son agence de communication à la même adresse ! L’atelier B45, espace d’événementiel et de coworking, occupe désormais les 2000 m² du 45 boulevard Victor Hugo. Les salles à poutres metalliques, et les caves voûtées où se bonifiaient les fûts de Cognac, accueillent désormais des start-up, des séminaires d’entreprise, des tournages d’émissions de télévision… Michel Denisot y a même tourné son premier long métrage avec Franck Dubosc en novembre 2018 !
« Nous avons eu à coeur de conserver toute l’architecture du bâtiment : structure Eiffel, pierres apparentes… Pour la structure Eiffel, je ne saurais dire si il y a personnellement travaillé ou si l’architecture s’en inspire. J’ai pu retrouver une photographie du bâtiment à l’époque de la distillerie, on ne voit que la devanture côté boulevard Victor Hugo au 45. Pour moi ce bâtiment correspondait à la demeure du patron de la distillerie et à l’arrière après la cour intérieure se situait la distillerie », me raconte Stéphane. Une discussion qui lancera les recherches dont vous venez de lire les résultats. Quant à l’éventuelle implication du constructeur Eiffel, cela est possible, puisque lors de l’avènement de la maison Lainé, ce cher Gustave était clichois ! Je vous prépare d’ailleurs un long article sur les années clichoises du père de la tour du même nom… A suivre.
Crédits photos : Stéphane Foucher ; Google ; DR
Grande et bonne année Merci et Bravo !!! Jean Nemesio
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Merci à vous de me lire 🙂
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