Quand les hommes faisaient grève pour refuser le travail des femmes en 1862

dupont002Dans les tous premiers jours de l’année 1862, l’imprimeur clichois Paul Dupont (à la tête de l’une des plus importantes imprimerie du pays), fit connaître à son personnel son intention d’engager des femmes dans ses ateliers. Cette décision entraîna de vives protestations qui secouèrent la ville.

C’est précisément le 24 mars 1862 que Paul Dupont « introduit six femmes dans ses ateliers, qui sont immédiatement abandonnés par les ouvriers ». Une grève débute, les hommes disent qu’ils ne reprendront leur poste qu’après le départ de ces dames. A l’époque, cependant, le droit de grève n’existe pas. Un procès aura donc lieu le 8 mai 1862 pour punir les déserteurs. C’est grâce à cela que j’ai pu retrouver la trace de cette histoire, en parcourant des retranscriptions de cette audience, qui fut très importante dans le milieu de la typographie à l’époque.

Une « perte de dignité »

dupont001Plus de 40 témoins vont témoigner à la barre du tribunal correctionnel de la Seine, et 7 ouvriers seront inculpés (mais seulement 4 seront condamnés). Il sont accusés d’avoir « formé une coalition pour faire cesser en même temps de travailler dans les ateliers du sieur Dupont ». Les six femmes n’avaient été engagées qu’à titre d’essai. Mais c’était déjà trop pour leurs collègues masculins. Cela va provoquer « un abaissement pour la profession (…) les femmes sont incapables de se livrer à tous les travaux d’une imprimerie, il faudra donc toujours établir dans les ateliers une sorte de promiscuité qui fera perdre à la profession sa dignité », plaida Maître Lévy, pour défendre ses clients. L’argument principal de la défense était le risque d’une baisse de salaire : les femmes étant moins payées (elles touchent un tiers de moins à emploi égal), les prévenus affirment que leur arrivée à l’imprimerie menace leurs emplois, que leur patron va forcément se séparer d’eux pour n’embaucher que des femmes, afin de bénéficier d’une main d’oeuvre moins chère.

« Là où la femme est admise, l’homme disparaît. Rien n’est plus vrai ! », s’exclame Deladreue, l’un des inculpés. « L’exclusion de la femme des ateliers typographiques est une tradition gravée dans le coeur de tout typographe », renchérit son collègue Grosley (note : aujourd’hui encore, l’excuse des « traditions » est utilisée pour défendre des causes profondément injustes…).

Condamnés à de la prison ferme

dupont003Finalement, le tribunal rend son verdict, après une pleine journée d’audience : « il résulte de l’instruction et des débats la preuve que ces 4 prévenus, tous ouvriers typographes chez Dupont, se sont, dans les journées des 24, 25 et 26 mars, concertés pour suspendre en même temps le travail dans les ateliers où ils étaient employés, attendu que le but de ce concert illicite (…) était de contraindre Dupont à renvoyer de ses ateliers de Clichy une femme qu’il y avait introduite en qualité d’ouvrière typographe, attendu que cette prétention des ouvriers d’interdire à leur patron l’emploi des femmes est aussi contraire à la liberté du travail qu’à celle de l’industrie, et qu’en la prenant pour pretexte de la suspension concertée et simultanée de leurs travaux (ils) ont commis le délit de coalition puni par l’article 414 du code pénal ». La peine est semblable pour tous (mais clémente pour l’époque) : 10 jours d’emprisonnement et 16 francs d’amende. Qu’on se le dise, il ne faisait pas bon manquer le travail dans ces années là…

Le ménage, « vrai domaine » de la femme

Pour le plaisir, je vous copie ci-dessous quelques extraits d’une tribune publiée à ce sujet le 10 septembre 1862 dans le quotidien Le Gaulois, et qui montre bien le sexisme de l’époque : « La Faculté, à propos des femmes typographes, a déjà déclaré que la station debout, trop prolongée, était fort nuisible à la santé des femmes (…) en poussant les femmes à travailler, ce qui a de bons côtés, en les aidant à envahir certains métiers jadis réservés aux hommes, la démocratie contemporaine a pensé faire beaucoup pour leur indépendance. Mais a-t-elle fait beaucoup pour leur bonheur ? En devenant une travailleuse, la femme descend dans le champ de bataille de la concurrence, de l’industrie, du commerce, champ de bataille qui a ses blessés et ses morts. Quoi que l’on fasse, la femme qui travaille sera (…) exposée aux déboires et aux dangers qu’y connaissent les hommes, avec, en plus, des déboires et des dangers qui sont particuliers a son sexe. […] On me dit que c’est un progrès et on m’assure, dans les congrès, que nous sommes, par là, entrés dans la voie de l’émancipaton de la femme. Le progrès, j’ai bien envie de le nier : je le déteste, en tous cas. Il ne répond pas du tout à l’idéal que j’ai en moi. Mon rêve, mon utopie, seraient une société organisée de telle sorte que la femme ne travaillerait pas. Je ne la voudrais, certes, pas oisive. Mais je la voudrais l’associée de l’homme (…) elles font le ménage, leur vrai domaine. Rien ne gêne, pour elles, les devoirs de la maternité et du foyer. Partout, je voudrais la femme constituant avec l’homme le groupe normal (…), mais restant femme, c’est à dire épouse et mère ».

Aïe. Heureusement, l’opinion publique se ralliera rapidement aux femmes typographes, dont le statut s’améliora grandement début 1900 avec le vote d’une loi en leur faveur (seul le travail de nuit leur restait interdit).

Sources : Les grèves : économie sociale publié par Léon de Seilhac en 1903 ; l’édition du 9 mai de La Presse ; l’édition du 10 mai 1862 du Constitutionnel ;l’édition du 10 septembre 1862 du Gaulois

Crédits photos : DR


2 réflexions sur “Quand les hommes faisaient grève pour refuser le travail des femmes en 1862

  1. Je suis clichoise et j’ai commencé mes études d’industrie graphique par la composition typographique. Je n’avais pas connaissance de la difficulté qu’on eut les femmes pour intégrer cette profession.
    Merci pour cet article… et tous les autres.

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