Tout le monde connaît Gabriel Péri, mais saviez-vous qu’il avait trouvé refuge à Clichy dans les derniers mois de sa vie ? De juillet à octobre 1940, il était «planqué» chez Marthe Jean, une résistante au caractère bien trempé qui a plusieurs fois frôlé l’arrestation en distribuant des tracts communistes sur des marchés, en compagnie de son mari, Roger (comme ce jour d’août 1941 à Puteaux, où Roger ne put fuir la police que parce que son épouse s’interposa entre les agents et lui, Marthe se faisant alors molester par les hommes en uniformes et réussissant à leur échapper grâce à l’intervention de deux autres militants communistes -dont l’un, Jules d’Haese, sera arrêté puis déporté à Auschwitz, comme l’a raconté l’historienne Claudine Cardon-Hamet).
En 2003, l’Humanité a publié un poignant témoignage de Marguerite Cardon, dans lequel elle raconte le quotidien de son amie Marthe lorsqu’elle hébergeait Gabriel Péri à Clichy dans «son petit logement du 79 de la rue Henri-Barbusse à Clichy-la-Garenne». Mme Cardon précise : «L’immeuble est banal. Un passage entre un marchand de journaux et une quincaillerie ouvre sur une cour minuscule. La maison à deux étages est ancienne, humide (escalier casse-cou et WC à mi-étage) comme dans la plupart des maisons de la ville. Le logement, exigu, donne sur la cour. Une petite entrée, salle de séjour, cuisine grande comme un mouchoir de poche et la chambre avec fenêtre qui donne au-dessus du toit de la quincaillerie. C’est ici que Gabriel Péri, journaliste et député, également clandestin, va passer trois mois à l’abri». On peut constater aujourd’hui que le 79 rue Barbusse n’a guère changé.
L’article inclus ensuite un témoignage de Marthe Jean, qui raconte : «Roger Guérin, mon frère, et sa femme Rose, qui étaient déjà dans la clandestinité, avaient installé une Ronéo chez moi. Ils m’avaient dit : « Marthe, comme tu es toute la journée à l’usine, Rose sera au calme pour taper les stencils dans ta chambre. Avec le matelas, ça ne fera pas de bruit ». Je rentre du travail un vendredi soir et je les trouve qui redescendaient la machine. Avec Roger, il y avait Foccardi, celui qui plus tard allait faire sauter les pylônes de Sainte-Assise, et Jean Baillet, d’Argenteuil. J’ai pensé que c’était un sacré culot parce qu’il faisait encore jour ! On était en juillet. Le 19 ou le 20 juillet 1940, mon frère me dit : « Maintenant, Marthe, tu ne bouges pas de là parce qu’on va t’amener un nourrisson ». Je lui ai dit que de toute façon je n’allais pas sortir, parce qu’il fallait que je nettoie toutes les saletés qu’ils m’avaient faites. Deux heures plus tard, j’entends qu’on m’appelle dans la cour : « Marthe, hou ! hou ! nous voilà… » C’était une femme qui accompagnait un homme. Comme bagage, il avait tout juste un petit sac, une sorte de serviette. Quand ils sont montés, je l’ai reconnu tout de suite».
Chez Marthe, Gabriel rédige des articles pour la version clandestine du quotidien l’Humanité. C’est d’ailleurs Marthe qui livrait ces manuscrits à une autre militante, Juliette Fajon, laquelle les faisait ensuite parvenir au journal, par le biais d’un réseau bien organisé. Au jour le jour, l’invité clandestin de Marthe est agréable à vivre. «Un soir, j’arrive. Il était en train de mettre du linge à tremper. Je lui ai dit que non, je ne voulais pas de ça. Que c’est moi qui lave le linge et pas lui ! Il m’a répondu : « Mais j’en suis capable ». Il me demandait souvent de pouvoir donner lui-même un coup de fer à ses vêtements. Il disait que ça le délassait […] On s’organise. Se nourrir, par ces temps de disette et de tickets d’alimentation, est un problème irritant et vital. Mais, pour un clandestin ! Péri en est tellement conscient qu’il se priverait volontiers de nourriture. J’achetais à manger pour être sûre qu’il se nourrisse. Avant de partir au travail, je lui préparais son repas. À midi, il le faisait réchauffer et lavait ensuite la vaisselle. Le soir, je retrouvais tout propre et rangé», relate encore Marthe dans l’Humanité, par le biais de son amie.
Marguerite Cardon ajoute : «Chaque matin, quand Marthe empoigne son vélo pour partir vers l’usine, Gabriel Péri est à la fenêtre, et la salue de la main. Péri a maintenant pris ses habitudes au 79 de la rue Henri Barbusse. Marthe a tenu à lui laisser sa chambre. Elle dormira dans le lit-cage du petit Philippe (son fils, qui est à ce moment-là soigné dans un préventorium), déployé le soir dans le » séjour ». Il a bien fallu que Péri accepte cet arrangement : il est l’hôte honoré, et Marthe tient mordicus à ces marques d’attention. Il voudrait bien ne pas être une gêne : c’est bien trop déjà de la mettre en danger […] Vint octobre 1940. Péri s’en alla. Un clandestin ne pouvait s’installer pour longtemps. […] Après Péri, elle hébergea d’autres clandestins en danger, assura des liaisons. Seule, désormais, car Roger, son mari, était emprisonné depuis le 14 juillet 1942, Roger Guérin, l’un de ses frères, était déporté à Oranienbourg, Rose, sa belle-soeur, était déportée à Ravensbrück. Marthe est seule. Mais elle s’est trouvé une famille». Ci-contre, un portrait de Marthe Jean réalisé par sa fille.
Crédits photos : Orianne VATIN ; Dominique JEAN