Un ours n’a rien à faire à Clichy, un ours blanc encore moins. Et pourtant, ce sont deux de ces superbes plantigrades qui ont semé la terreur, un après-midi durant, aux abords de la Seine.
Au début du vingtième siècle, les animaux sauvages étaient encore moins bien protégés qu’aujourd’hui. La notion d’espèce rare ou menacée ne s’appliquait pas et, de fait, les pauvres bêtes étaient souvent employées pour les divertissements les plus divers. A Paris, certains bistrots servaient leurs clients au milieu de fauves en cage. Des particuliers, notamment des célébrités, s’offraient le luxe de vivre avec un perroquet, un singe ou encore une panthère à domicile. L’exotique était à la mode, pour le grand malheur de ces êtres majestueux qui étaient réduits au statut de pitres, condamnés à vivre dans des environnements ne leur convenant pas.
Les cirques de l’époque étaient, naturellement, tous dotés d’une grande ménagerie, avec dressage à l’ancienne… L’une des stars de ce domaine était le dompteur Marck, qui mettait en piste pas moins de 2 loups, 2 ours blancs, Miss la « lionne clownesse », 1 léopard, 1 tigre, 1 ours gris, 2 panthères, Champion le lion, 1 singe, etc. Aimant être le centre de l’attention, il donnait de nombreuses interviews. Comme par exemple au quotidien Ce Soir, a qui il confiait, en 1938, avoir passé un total de 10 mois alités au cours de sa vie, à cause des blessures occasionnées par ses animaux.
En 1901, Marck et sa troupe avaient planté leur chapiteau à Clichy, dans le quartier avoisinant la partie orientale de l’île Robinson. Le 12 avril de cette année là, un vent de panique se répandit dans cet endroit d’habitude si tranquille, vers 16 heures, alors que les deux ours blancs de la ménagerie avaient réussi à s’échapper en bousculant leur cornac qui était en train de nettoyer leur cage. (ci-dessous une photo du dompteur Marck)
« Grisés par le grand air, les plantigrades se livraient à des gambades qui n’avaient rien de particulièrement rassurant pour les habitants et les promeneurs. Autant qu’on en pouvait juger, ces animaux arctiques, tentés par les miroitements de la Seine, se dirigeaient vers le fleuve à grandes enjambées, afin d’y plonger avec délices leur épaisse fourrure.
Bientôt, des forces policières imposantes se mirent aux trousses de ces redoutables malfaiteurs à quatre pattes. Monsieur Rogeaux, comissaire de police de Clichy, son secrétaire, M. Poggi, les agents Hollande, Pourkart, Laurent, Orcel et de nombreux gendarmes, les uns et les autres, armés de pied en cap, entreprirent, non sans entrain, cette battue pour eux toute nouvelle.
Déployés en tirailleurs, ils s’efforcèrent de repousser les ours aux abords du pont de Clichy et des berges de la Seine. Pour les terroriser, ils déchargèrent en l’air, à plusieurs reprises, fusils et revolvers. Un peu surpris, les bêtes interrompirent un moment leur course. Mais, comment les forcer à réintégrer leur cage ?
L’inspecteur Montagnac voulut tenter l’aventure ; mais, ayant trop approché les carnassiers, il fut traité fort irrespectueusement par l’un d’eux, qui lui laboura l’épaule droite d’un vigoureux coup de griffe. Le blessé, après avoir reçu des soins dans une pharmacie, fut transporté à son domicile.
Heureusement, arriva un renfort inespéré, qui fut des plus efficaces. Ce n’était qu’une femme, Mme Marck, la dompteuse : elle eut à peine fait entendre sa voix, qui leur était depuis longtemps familière, qu’ils retournèrent la tête.
Quelques morceaux de pain – une vraie friandise pour eux – qu’elle leur tendit du bout des doigts, achevèrent de les conquérir. Et ils se dirigèrent, dociles, vers la cage, dont on referma sur eux les portes, au grand soulagement du nombreux public massé sur les rives de la Seine, que ces animaux peu domestiques, faisant l’école buissonnière, avaient rempli d’une anxiété facile à comprendre », relatait ainsi Le Matin, dans son édition du lendemain.
Cette « chasse à l’ours », comme l’appelèrent certains quotidiens, ne fut heureusement pas fatale aux deux animaux, qui purent, avec grande joie c’est certain, reprendre le cours de leur vie de misère sur la piste aux étoiles…
Les cirques exploitant les animaux pour leurs spectacles sont heureusement en grand déclin aujourd’hui, et de tels faits divers ne devraient, je l’espère, plus se reproduire, autant pour le bien-être des animaux que la sécurité de la population (pour rappel, il y a quelques mois à peine, une tigresse s’était échappée d’un cirque en plein Paris : le gracieux fauve avait été abattu, alors que son seul crime avait été de vouloir être libre…).
Crédits photos : Ce Soir édition du 15 janvier 1938 ; Le Petit Journal 26 avril 1901